Las de leur vie routinière de cadres, Jean-Guy Le Floch et Michel Gueguen cherchent, au début des années 1990, une affaire à reprendre dans leur région. Ils tombent sur la Bonneterie d'Armor, à Quimper. et sur son fondateur, Walter Hubacher, qui a fait fortune dans les sous-vêtements de haute qualité. Ce suisse de 86 ans ne voulait céder sa société qu'à des Bretons. vœu pleinement exaucé : les deux compères ont fait leurs classes prépas au lycée chateaubriand à Rennes, puis ont évolué ensemble chez le Breton Bolloré.

Ils montent un LBO pour racheter la bonneterie, connue d'abord pour ses marinières. Le chiffre d'affaires atteint péniblement 18 millions d'euros, alors que la déferlante H & M et Zara engloutit tout. Sur une planète transformée en vaste zone de libre-échange, les fabricants se hâtent de déménager leurs ateliers vers la Chine, l'Inde ou le Bangladesh. En quelques années, l'industrie textile perd les trois quarts de ses effectifs : de 800.000 employés, ils chutent à 200.000. Et les marques de prêt-à-porter imposent au marché un rythme d'enfer et une dégringolade sans fin des prix. Dans un tel contexte, comment les deux repreneurs pouvaient-ils espérer faire survivre une petite entreprise régionale, attachée à ses méthodes traditionnelles ?

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TROIS SOLUTIONS S'OFFRAIENT À EUX

1. Renoncer au made in France et délocaliser tout en Asie et au Maghreb

Avec cette option, Armor-Lux profiterait de coûts du travail dix ou vingt fois moins élevés qu'en France. Depuis l'expiration, en 2005, de l'accord sur les textiles et les vêtements de l'OMC, plus aucun obstacle douanier ne s'y oppose. Les délais ne sont pas un problème pour une marque qui ne fait évoluer ses gammes qu'au compte-gouttes. Mais la qualité, elle, risque d'en pâtir.

2. Rester dans l'Hexagone en pariant sur le haut de gamme et les uniformes

Armor-Lux fabrique déjà de la maille pour la marque de luxe Celine, il pourrait exploiter cette catégorie haut de gamme pour les «clients professionnels», comme l'armée ou les compagnies aériennes qui exigent des produits très techniques pour leur personnel. Risqué quand même : rares sont ceux qui, comme petit Bateau ou Lacoste, ont réussi à maintenir le made in France en ciblant un créneau précis.

3. Miser à fond sur un réseau de magasins sous pavillon Armor-Lux

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Les nouvelles enseignes se bousculent au portillon malgré un marché déprimé (les ventes de la mode femme ont encore baissé de 1,3% en 2013). Primark fait un malheur, pourquoi pas Armor-Lux ? La marque a la cote auprès des bobos parisiens en mal de Bretagne. Et ses cirés jouissent d'une excellente réputation. Mais le ticket d'entrée est élevé et la distribution n'est pas vraiment le métier d'Armor-Lux.

ILS ONT CHOISI L'OPTION 2, LA PLUS RISQUÉE

Qui connaît le commissaire Dupin ? Pas grand monde en France. Pourtant, le héros d' un été à Pont-Aven, un polar breton passé inaperçu dans nos librairies, est en train de devenir plus célèbre que l'inspecteur Derrick chez nos voisins d'outre-Rhin. Et de faire beaucoup là-bas pour la notoriété d'Armor-Lux : tout au long de ce livre, dont l'édition allemande s'est vendue à plus de 700.000 exemplaires, le personnage créé par un certain Jean-Luc Bannalec ne se sépare jamais de sa marinière ni de son caban. Résultat : les allemands se sont rués en Bretagne, l'été dernier, pour dévaliser les boutiques d'Armor-Lux. Dupin a fait presque aussi fort qu'Arnaud Montebourg à la une du Parisien Magazine, en octobre 2012. La photo du ministre du redressement productif en marinière bleu et blanc avait fait exploser les ventes, qui avaient grimpé de 25% dans les mois suivants.

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Quimper, coûte que coûte ! Pourtant, personne n'aurait parié un centime, il y a dix ans, sur cette minuscule PME fondée en 1938, ringardisée par les chaînes d'habillement à bas prix qui envahissaient alors la France. Que pouvait opposer Armor-Lux aux Celio et Zara, à part son savoir-faire ? Walter Hubacher, un suisse d'origine alémanique, a eu l'idée, au début des années 1950, de placer sur ses machines à tricoter une bobine de fil bleu et deux de fil blanc : les marinières deviendront vite le produit phare de son entreprise. Quand le fondateur cède son bébé en 1993, Armor-Lux compte trois usines où une centaine de couturières - des opératrices de confection textile, en jargon actuel - travaillent encore à l'ancienne. Les deux repreneurs, Jean-Guy Le Floch et Michel Gueguen, n'ont pas de mal à boucler un LBO : l'affaire est dans le sac pour 4 millions d'euros à peine, même pas l'équivalent d'un trimestre de chiffre d'affaires.

Alors que la mondialisation bat son plein, le nouveau PDG et son DG, tous deux enfants du sud du Finistère, tiennent coûte que coûte à main tenir l'outil industriel à Quimper. Ils ont fait leurs classes chez Bolloré, le premier aux finances, le second à la R & D, et ne découvrent donc pas en néophytes cette mondialisation qui bouleverse le secteur. Pourquoi s'accrocher au made in France ? «Connaissance du métier, réactivité, flexibilité, image», énumère Michel Gueguen. Mais cela ne suffit pas pour rivaliser avec les coûts de main-d'œuvre imbattables des pays émergents. La «minute» de confection au Maghreb revient à 15 centimes d'euros quand elle coûte 50 centimes en France. Il faut donc trouver autre chose pour continuer à faire tourner les usines. Mais quoi? c'est un autre Breton, patron de la compagnie aérienne Brit Air, qui leur souffle la réponse : les vêtements d'image, destinés aux professionnels.

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Un marché très disputé. Cette filiale d' Air France, rebaptisée entre-temps Hop!, a en effet besoin de quelques milliers d'uniformes pour les hôtesses et les stewards. «On savait faire, l'usine était largement équipée», raconte Jean-Guy Le Floch. Le métier des couturières fait merveille. Elles excellent dans l'art de coudre les différentes parties de vêtements, brodent les logos avec une précision telle que 20.000 points sont parfois nécessaires. Cette première expérience réussie permet de pêcher un beaucoup plus gros poisson : en 2002, La poste décide d'externaliser l'habillement de 130.000 agents. Malgré un appel d'offres très disputé, Armor-Lux remporte le marché, plus de 10 millions d'euros.

Pourtant le vêtement d'image n'est pas une sinécure. Les volumes sont énormes, mais les délais de livraison ultraserrés. Il faut aussi des tissus très résistants, adaptés à de fortes variations de température. Comment Armor-Lux peut-il faire le poids face à des concurrents cent fois plus gros, comme GDF Suez, dont la filiale Cofely Ineo lui a subtilisé le marché de la police française ? «Par l'organisation, un contrôle qualité de très haut niveau et une logistique adaptée à des livraisons personnalisées», répond Jean-Guy Le Floch.

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Le temps des gros contrats. L'entreprise a investi dans un entrepôt spécialement conçu pour ce type de réseau, qui a permis de livrer à chaque facteur un costume à la bonne taille ! En 2012, un labo de R & D est venu appuyer les trois usines qui tournent à plein régime : il s'agit de tester la résistance des tissus, la stabilité des couleurs (un tablier de boucher doit supporter 400 à 500 lavages par an). Après La poste, en effet, sont arrivés d'autres gros contrats : Carrefour (140.000 uniformes pour les métiers de bouche et les caissières), Monoprix (17.000 salariés)... et, last but not least, la SNCF, un contrat de 10 millions d'euros décroché après deux ans de bataille commerciale.

Aujourd'hui, Armor-Lux est devenu un véritable spécialiste du vêtement d'image et en tire 40% de son chiffre d'affaires. Avec des marges moins confortables que pour le prêt-à-porter, compte tenu des contraintes techniques. «Mais le B to B offre l'avantage de s'inscrire dans la durée, souligne Michel Gueguen. Six ans pour la SNCF, trois pour Carrefour.» Pour rester dans la course, les deux Bretons ont quand même dû faire un petit accroc au contrat moral, en délocalisant partiellement la production. Pour les uniformes de la SNCF, la confection, l'assemblage de la maille et la broderie des logos sont réalisés en France. Mais le reste est fait au Maghreb et en Inde. «Un mal nécessaire», soupire Jean-Guy Le Floch, et qui permet à Armor-Lux de dégager un résultat net de 3 millions d'euros sur ses 100 millions de chiffre d'affaires. Et aussi d'envisager l'avenir loin au-delà du cap Sizun. En ligne de mire : le Japon, mais d'abord l'Allemagne, évidemment.

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Pauline Darasse

En chiffres

100 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2014

40% des ventes sont réalisées avec les «vêtements d'image» pour les entreprises

600 salariés, dont une centaine de couturières

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La fameuse marinière Amor-Lux

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La tenue SNCF version Armor-Lux

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La tenue de poissonnier chez Carrefour revisitée par Armor-Lux