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Les Karmitz et le cinéma Passion de famille

Quarante-trois ans après la création de MK2 par leur père, Marin Karmitz, Nathanaël et Elisha Karmitz ont pris la barre du groupe familial. Portant haut la bannière du cinéma d'auteur, ils entendent poursuivre le combat pour la défense de la diversité culturelle. À la veille de la cérémonie des César, père et fils nous ont confié leur vision de l'avenir du septième art.

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Par Pierre de Gasquet

Publié le 24 févr. 2017 à 01:01

On dirait un tableau d'Oskar Kokoschka. Dans son bureau de la rue Traversière, à Paris, trône un grand portrait du grand-père paternel, âprement négocié et rapatrié de Roumanie avec les décors d'un film de Bertrand Tavernier. La transmission a du sens quand on a été chassé par les pogroms. À 78 ans, l'ex-«mao», ancien membre de la Gauche prolétarienne fondée en 1968 (celle d'Alain Geismar et d'André Glucksmann), qui habite aujourd'hui le seul hôtel particulier avec vue imprenable sur le jardin du Luxembourg, à Paris, n'a pas vraiment mis d'eau dans son vin. Pas question de rentrer dans le rang. Le génial «emmerdeur», comme l'avait baptisé Le Point en 2007, tient à sa réputation. Le fils d'immigrés juifs roumains, qui a débarqué à Nice à l'âge de 9 ans et a épousé la psychanalyste Caroline Eliacheff, fille de Françoise Giroud, en 1975, aime trop la bagarre et la polémique. Producteur, distributeur, exploitant de salles (dix cinémas à Paris aujourd'hui), ardent défenseur des films d'auteur et du cinéma d'art et d'essai, il garde une place à part dans la tribu du cinéma français.

«J'ai regardé le coffret des César. Je n'ai pas vraiment trouvé de grande émotion», soupire Marin Karmitz à la veille de la 42e grand-messe du cinéma français, ce 24 février. Certes, Juste la fin du monde, le dernier film de Xavier Dolan coproduit (minoritairement) par MK2 avec Sons of Manual, la société du réalisateur canadien, est cité dans six catégories. Mais il est considéré comme un «film étranger, alors qu'il est tourné avec des acteurs français à partir d'un auteur français», râle le fondateur de MK2. Il est toujours comme ça, Marin: il aime bien pester contre les règlements et les institutions. «Ces critères sont absurdes. Pourquoi Xavier Dolan n'aurait pas le droit de concourir au César du meilleur film, alors qu'on était aux Oscars américains avec «Rouge» (NDLR: le dernier volet de la trilogie «Trois couleurs» de Kieslowski) Tout comme il juge «lamentable» que l'on ait poussé Roman Polanski à renoncer à la présidence de la cérémonie des César, au nom du «politically correct». Plus diplomate, son cadet, Elisha, désormais aux commandes de l'entreprise au côté de l'aîné, Nathanaël, se contente de déplorer que Juste la fin du monde, tiré de la pièce du dramaturge Jean-Luc Lagarce, ne figure pas dans la catégorie «meilleure adaptation».

Marin Karmitz a gardé une belle voix de comédien, chaude et posée, presque juvénile. La transmission? «Cela s'est fait en plusieurs étapes, en fonction de l'histoire familiale.» Ses deux fils ont choisi, très jeunes, de travailler chez MK2. Autodidacte, Nathanaël, 38 ans, portrait craché de son père, a hérité de son regard intense et son sourire énigmatique. Et de la morgue tranquille de ceux qui savent que le talent ne se mesure ni aux années ni aux écoles. «Il a le même caractère de cochon que son père», rigole un distributeur. Après avoir fait un court-métrage à 13 ans, il s'est rapidement rendu compte qu'il ne voulait pas être réalisateur. Il a abandonné ses études de droit pour ouvrir un café-vidéo musical chez MK2, où il a repéré une vidéo du talentueux artiste vidéaste britannique Steve McQueen (Hunger et Twelve Years a Slave), avant les autres. Elisha, 31 ans, qui a passé avec succès le concours de Sciences Po sans en suivre le cursus après sa khâgne, a fait de la photo avant de rejoindre MK2. «Il est plus dans une espèce d'expression collective et festive du cinéma», note son père.

Un passage de témoin progressif

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Amorcé en 2005 avec la nomination de Nathanaël comme directeur général, le passage de témoin s'est fait progressivement. «Cela n'a pas été une transmission de pouvoir feinte comme c'est souvent le cas, du genre on l'annonce et en même temps on reste accroché à son poste jusqu'à la fin de ses jours», se félicite aujourd'hui Nathanaël. Et pourtant, le retrait du producteur historique de Godard, Resnais, Chabrol, Kieslowski et Kiarostami n'avait rien d'évident. «Je ne suis pas nécessairement un bon pédagogue, parce que je suis impatient, intransigeant, exigeant et colérique. Je ne suis pas l'homme le plus facile ni le plus agréable pour mes collaborateurs dans le travail», confesse le fondateur de MK2 dans ses étonnants mémoires, publiés chez Fayard (1). Pas facile donc de céder les rênes de la société familiale fondée en 1967 - les initiales de Marin Karmitz coïncident avec le nom d'un modèle de Jaguar des années 60, la MK2, qu'il affectionne -, et relancée en 1974, avec l'ouverture du premier cinéma, le 14 Juillet-Bastille, à Paris (rebaptisé ensuite MK2 Bastille). Le patriarche s'est même ouvert au milliardaire breton François Pinault de cette difficulté à passer le relais. Il a d'ailleurs gardé la présidence du conseil de surveillance de MK2 et couve encore son «bébé», du haut de son bureau de verre au dernier étage du siège de la rue Traversière, dans le quartier «révolutionnaire» des Quinze-Vingts. Désormais président du directoire, Nathanaël supervise l'ensemble des activités du groupe (85 millions d'euros de chiffre d'affaires et 400 salariés). Elisha, après avoir inventé les «love seats» pour amoureux et le Cinéma Paradiso du Grand Palais, éden des cinéphiles, s'occupe aujourd'hui des nouveaux métiers et des développements dans la 3D et réalité virtuelle. «On codirige l'entreprise, toutes les décisions stratégiques sont prises en commun», assure le frère aîné.

Toute la question est aujourd'hui de savoir si le troisième circuit français, derrière UGC et EuroPalaces (Gaumont-Pathé), saura conserver son rôle d'aiguillon. Une des plus grandes fiertés de Marin Karmitz reste d'avoir imposé la VO dans des quartiers populaires, «vierges de toute cinéphilie».«MK2 reste un franc-tireur. Nous voulons nous battre pour devenir des acteurs de la diversité au niveau européen et au niveau mondial», assure Nathanaël. Mais le clan Karmitz a réduit drastiquement la voilure dans la production et la distribution, depuis trois ans, pour se concentrer sur l'exploitation des salles. Déjà, en 2014, Marin Karmitz, qui compte 120 films à son actif, avait annoncé son intention d'arrêter la production car il ne «se reconnai[ssait] plus dans le cinéma français actuel».«À la mort de Krzysztof Kieslowski, avec lequel j'avais une très grande joie de travailler, et après les difficultés du film d'Abdellatif Kechiche, «Vénus Noire», mon désir de production s'est tari», résume-t-il. Les fils, eux, assurent vouloir continuer à coproduire, mais au coup par coup, avec Xavier Dolan, «qui fait partie de la famille», le Chinois Jia Zhangke, fondateur de Fabula Entertainment, avec lequel ils ont conclu un accord en 2016, et le Polonais Pawel Pawlikowski, dont le film Ida a remporté l'Oscar du meilleur film étranger en 2015. «On conçoit désormais notre travail comme celui d'une maison de luxe en sélectionnant très soigneusement nos projets et en ne les faisant que par passion, expliquent les frères Karmitz. On fait ce métier pour se faire plaisir et quand les projets ont du sens. C'est ce que nous avons fait avec Xavier Dolan, pour «Juste la fin du monde», qui a franchi le million d'entrées, et avec le film de Jia Zhangke, «Au-delà des montagnes» qui s'est vendu partout dans le monde.» En clair, le coeur de métier de MK2 restera l'exploitation des salles et de son catalogue de 600 titres qui retrace «toute l'histoire du cinéma français», tout en gardant un pied «sélectif» dans la production.

Un rempart contre le chinois Wanda

Les frères Karmitz, recentrés sur les métiers un peu moins risqués de l'exploitation, misent sur l'international. Après la reprise du circuit de salles Cinesur en Espagne, MK2 veut poursuivre son expansion au Portugal, au Canada et au Brésil. Il se pose en rempart contre les ambitions qui semblent désormais démesurées de Wanda, le groupe du milliardaire chinois Wang Jianlin. Après avoir investi plus de 10 milliards de dollars aux États-Unis, celui-ci est désormais à la tête du plus grand réseau de cinémas dans le monde. Wang Jianlin se positionne aussi dans la production, dans le but de créer un véritable empire du divertissement. Avec le soutien actif du régime chinois, avide de soft power. «Pour nous, il y a plus de raisons de s'inquiéter de l'évolution de Wanda dans le monde que de la transformation de Canal+, qui reste un nain par rapport à ses compétiteurs», assène Nathanaël Karmitz. Yvon Thiec, délégué général d'Eurocinema, l'association de producteurs de cinéma et de télévision basée à Bruxelles, relativise, lui, la «menace Wanda». «À ce stade, les Chinois sont plus intéressés par les studios hollywoodiens pour faire des films à effets spéciaux que par la France.» Ce qui ne dispense pas de veiller à la pérennité du système français, dans une industrie en pleine reconfiguration.

Yvon Thiec reconnaît là aux Karmitz une responsabilité particulière: «Ils ont inventé un modèle autour du cinéma indépendant. Ils ont un rôle important dans le secteur. Marin Karmitz a été courageux et a pris des gamelles.» «Il y a beaucoup de films d'auteur qui ne pourraient pas se faire en France si ce circuit n'existait pas», opine Charles Gillibert, le talentueux producteur de Mustang, réalisé par Deniz Gamze Ergüven. Proche de Nathanaël, ce fils de l'ancien secrétaire d'État et écrivain Michel Gillibert a produit une quinzaine d'auteurs pour MK2 (Gus Van Sant, Abbas Kiarostami, Walter Salles, Xavier Dolan, Abdellatif Kechiche...), avant de créer sa propre maison de production, CG Cinéma, en 2013. «Les salles MK2 sont très importantes pour le cinéma français tant qu'elles maintiennent une certaine exigence», ajoute le producteur, parfois considéré comme le véritable héritier spirituel du fondateur de MK2. Il garde de bonnes relations avec la famille, même si les difficultés de bouclage du film de Walter Salles Sur la route ont laissé quelques traces. «D'une certaine manière, c'est lui qui a vraiment perpétué l'esprit de Marin Karmitz, car il prend des risques sur des productions indépendantes et s'autorise une politique de coups de coeur», estime Hervé Digne, le président de Cofiloisirs, une des institutions-clés du financement du cinéma en France.

Le bouillant patron de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), Pascal Rogard, se montre lui plus réservé sur l'«héritage Karmitz»: «Historiquement, Marin Karmitz a surtout joué un rôle d'agitateur d'idées, mais il n'a jamais été dans les grandes actions collectives. C'est plutôt un solitaire: il a eu du flair et il est très fort pour faire parler de lui.» La nouvelle génération Karmitz s'inscrira-t-elle dans la lignée des frères Pathé ou Seydoux? La question de la transmission ne se pose pas qu'aux deux frères. Leurs grands concurrents, Pathé (le groupe de Jérôme Seydoux) et UGC (Guy Verrecchia), sont eux aussi confrontés à de sérieuses questions de succession. L'histoire du cinéma français est ausssi faite de sagas familiales.

Les plus grands succès produits par MK2

La trilogie «Trois couleurs: Bleu, Blanc, Rouge» de Krzysztof Kieslowski (avec Juliette Binoche, Julie Delpy et Irène Jacob, 1993-1994): environ 15 millions de spectateurs dans le monde. Le troisième volet, Rouge, obtient trois nominations aux Oscars en 1995.La Vie est un long fleuve tranquille d'Étienne Chatiliez (1988): plus de 4 millions d'entrées en France.Au revoir les enfants de Louis Malle (1987): 3,8 millions de spectateurs en France, nommé deux fois aux Oscars, le film obtient sept César en 1988.Elephant de l'Américain Gus Van Sant (2003) : l'un des derniers grands succès de MK2 qui a obtenu la Palme d'or à Cannes.

Cap sur la réalité virtuelle

Plus qu'un dada, c'est un axe stratégique pour les fils Karmitz. Le groupe MK2 a lancé, le 9 décembre 2016, le premier espace entièrement dédié à la réalité virtuelle au cinéma MK2 Bibliothèque de Paris (photo). L'idée est de faire sortir de l'univers des geeks et des jeux vidéo cette technologie multimédia immersive, qui fait déjà fureur dans les cybercafés en Chine. Avec l'objectif d'attirer quelque 100000 visiteurs en 2017 sur les 2 millions de spectateurs qui fréquentent le MK2 Bibliothèque chaque année. Parmi les cinéastes qui ont déjà des projets de contenus en VR («virtual reality»): le Français Bruno Dumont, le Franco-Néerlandais Jan Kounen ou le Chinois Jia Zhangke, mais aussi les Américains Jon Favreau (Iron Man) ou Kathryn Bigelow (Démineurs).

Par Pierre de Gasquet

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